David Bitton, fondateur d'Oreka et Wengo, a intégré il y a un an et demi le fonds d'investissements français Serena, qui a récemment levé 300 millions d'euros, devenant l'un des premiers fonds européens de seed et série A. C'est avec lui que Clubic a souhaité en savoir plus sur le vaste et tortueux mécanisme des levées de fonds dans la Tech.
Voilà un sujet qui nous semble parfois difficilement compréhensible, d'un point de vue technique : les levées de fonds dans la Tech. On a coutume de lire qu’untel a levé 70 millions d’euros en « série A », ou que telle start-up a levé 3 millions d’euros en « seed », sans bien comprendre de quoi il s'agit.
Pour lever le voile sur ce phénomène jargonnant, Clubic reçoit David Bitton, qui a rejoint le fonds d’investissement français Serena Capital il y a un an et demi. David Bitton est connu pour avoir notamment fondé le FAI Oreka au début des années 2000 avant de lancer Wengo en 2004.
Interview de David Bitton, Operating Partner chez Serena Capital
Clubic : Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer quelle est votre position chez Serena ?
David Bitton : Avant de rejoindre Serena il y a un an et demi, le gros de ma carrière, ce fut l'entreprenariat. Depuis les 20 dernières années, j'ai été le CEO et co-fondateur de trois sociétés. J'ai eu la chance de démarrer ma carrière au début des années 2000, quand le marché des télécoms s'est ouvert à la concurrence. Je viens de cet univers-là. J'ai lancé un fournisseur d'accès à Internet en mai 2000, qui s'appelait Oreka. Nous pouvions bénéficier d'une rapide visibilité et d'être dans le top 3 des FAI français en moins de 12 mois. J'ai ensuite lancé, en 2004, un opérateur de téléphonie sur Internet, Wengo, qui était un peu Skype avant Skype.
Ce qui était intéressant, c'est qu'à ce moment-là, la téléphonie coûtait encore de l'argent pour un consommateur. Nous avions l'impression de révolutionner la téléphonie en la rendant gratuite en France. Mais nous avons eu une attitude très française : nous avons considéré que la France était suffisante comme marché, alors qu'en fait, les gens de Skype, qui sont arrivés juste après nous, ont tout de suite inclus le monde entier. J'ai ensuite dirigé MyBestPro, une plateforme de marché qui met en relation particuliers et professionnels, c'est le gros de mon aventure.
J'ai eu envie de rejoindre Serena il y a un an et demi parce que pendant 20 ans, pas mal de gens ont accepté de m'aider, d'autres entrepreneurs notamment, pour trouver des solutions à mes problèmes. Chez Serena, je suis Operating partner : c'est quelqu'un comme ça, avec des cheveux blancs, entrepreneur lui-même, qui a connu les levées de fonds, l'internationalisation, le changement d'échelle, qui a fait des acquisitions, des cessions, et qui peut travailler avec les entrepreneurs pour les aider, eux aussi, à éviter de reproduire les erreurs que nous avons pu faire dans le passé.
"AVOIR DES FONDS FRANÇAIS DE CETTE TAILLE, C'EST AUSSI LA POSSIBILITÉ POUR NOUS (…) D'ACCOMPAGNER LES PÉPITES FRANÇAISES AVEC DES FONDS QUI RESTENT NATIONAUX"
Chez Serena, il y a les « invests », qui vont faire des paris et choisir des sociétés dans lesquelles ils vont investir et travailler sur les objectifs. Et il y a des « operating partners », dont l'objectif n'est pas de discuter de la stratégie mais de comment on réalise et on exécute le mieux possible cette stratégie, de façon à tirer tout le potentiel des collaborateurs de l'entreprise.
Du côté de Serena, nous évoquons un fonds français qui a vu traverser cette énorme bulle autour de la Tech. Vers quels domaines particuliers de la tech et du numérique Serena s'oriente-t-il ?
Nous avons les fonds Serena, généralistes, et les fonds thématiques, dédiés à un domaine particulier. La culture de Serena, c'est plutôt l'amorçage. Nous avons aussi créé un fonds dans le jeu avec la FDJ, V13 Invest, qui nous permet d'apprendre des choses autour du jeu et du divertissement.
Le nouveau fonds, Serena III, que nous avons levé, est un fonds dans lequel nous allons pouvoir investir en restant généralistes, mais avec un savoir-faire et pas mal de représentations dans notre portefeuille autour de la data et de l'intelligence artificielle. Nous commençons aussi à avoir de beaux investissements dans le jeu vidéo, avec Powder, une application assez prometteuse qui veut créer un réseau social dédié au jeu vidéo. La santé est aussi un secteur dans lequel nous investissons de plus en plus, car ça se rapproche de notre expertise sur la data. Nous avons fait pas mal d'investissements autour de la Fintech.
Vous parliez de Serena III. On parle ici d'un fonds de 300 millions d'euros. À quoi va servir cette manne financière ?
À pouvoir accompagner les entrepreneurs, mais en allant toujours plus loin dans leur aventure. Par le passé, les fonds d'investissements français pouvaient aider les sociétés françaises à démarrer, en faisant de l'amorçage et en les accompagnant dans les tours suivants. Ensuite, ces sociétés devaient se tourner vers des fonds anglo-saxons, américains, pour se développer à l'international. Il s'agit d'ouvrir des bureaux ailleurs, de recruter des commerciaux, d'augmenter les ressources humaines ou de générer des dépenses marketing. À ces moments-là, ces sociétés doivent se tourner vers d'autres fonds. Avoir des fonds français de cette taille, c'est aussi la possibilité pour nous de les accompagner toujours plus loin et d'accompagner les pépites françaises avec des fonds qui restent nationaux.
"LE PLUS SOUVENT, LA VALEUR D'UNE SOCIÉTÉ NE RÉSIDE PAS DANS L'IDÉE, MAIS BIEN DANS L'ÉQUIPE ET DANS SA CAPACITÉ D'EXÉCUTION"
Pour donner des explications à nos lecteurs, pouvez-vous nous résumer les différentes étapes qu'il existe aujourd'hui dans le processus de levée de fonds ?
Le seed, ou amorçage, correspond à l'étape où les entrepreneurs se réunissent avec leur idée, et où ils ont besoin de commencer à faire des investissements et de sortir une démonstration. Ici, on veut montrer que le produit existe. On commence à avoir éventuellement quelques clients.
Quand on bascule en série A, c'est qu'on a commencé à avoir un produit qui fonctionne, des clients. Mais on se rend compte qu'il y a une opportunité que l'on veut démontrer, et que l'entreprise peut développer son activité. Ici, on va faire un premier changement d'échelle et se tourner vers le marché français, par exemple. Donc on commence à recruter des commerciaux et à mettre en place une structure un peu plus grande pour industrialiser le produit. Cette série A permet de changer d'échelle.
Quand on entre dans la série B, on entre dans des logiques où l'on veut accélérer. La démonstration est faite, le produit semble avoir trouvé son marché. Il y a des clients récurrents, et on se rend compte que le produit a un vrai attrait sur le marché. On veut continuer à accélérer, sortir de France et s'adresser à l'international. La série B, c'est une vraie étape d'accélération.
On dit qu'aujourd'hui, il existe une espèce de bulle autour des levées de fonds, qui tôt ou tard finira par exploser et provoquer la chute d'entreprises, de secteurs et la destruction d'emplois. Est-ce un vrai risque, que tout puisse s'écrouler un jour ?
La question est intéressante. Aujourd'hui, c'est un fait, les valeurs des sociétés sont élevées, avec des chiffres surprenants. Il y a des sociétés en phase d'amorçage, qui n'ont pas encore fait de démonstration, qui sont capables de lever entre 1 et 2 millions d'euros. C'est une situation effectivement un peu inédite, qui peut ressembler à une bulle.
Il est certain que pour justifier des valeurs aussi importantes, on met une pression sur la société, sur sa capacité à se développer et être capable d'atteindre des niveaux de croissance et de chiffre d'affaires qui sont très importants.
La vision de bulle ? En France, il commence à y avoir des fonds d'une taille telle qu'ils sont capables d'adresser des entreprises à forts besoins. En France, ces entreprises existent depuis longtemps : elles accompagnaient d'abord les boites pour les premiers tours, avant de laisser des fonds anglo-saxons capables de soutenir les plus grosses valeurs prendre le relais. Je ne pense pas que ce soit une bulle, mais carrément une démarche souhaitée par l'État pour qu'on puisse accompagner les sociétés françaises.
"C'EST UNE TRÈS BONNE CHOSE QU'IL Y AIT AUTANT D'ARGENT DISPONIBLE POUR L'ENTREPRISE FRANÇAISE. CELA ÉVITE D'ALLER CHERCHER CES FONDS ANGLO-SAXONS OU AMÉRICAINS"
Est-ce que les valeurs vont rester aussi élevées dans le temps ? C'est une bonne question. J'ai rejoint le monde de l'investissement il y a peu, et par rapport à ce que j'ai connu par le passé, c'est vrai que je suis surpris par les valeurs vues en ce moment. Mais c'est une très bonne chose qu'il y ait autant d'argent disponible pour l'entreprise française. Cela évite d'aller chercher ces fonds anglo-saxons ou américains.
Comment s'opère une levée de fonds lorsqu'on est une toute jeune société ? La start-up est-elle généralement approchée en ayant diffusé son idée avant, ou est-ce elle qui fait la démarche auprès de tel fonds ou tel investisseur pour lui vendre son idée ?
Pour essayer de résumer les choses simplement : il y a 15-20 ans, quand j'ai créé mes premières boîtes, la démarche c'était d'aller, nous, voir et draguer les fonds d'investissements. Aujourd'hui, les fonds d'investissements ont envie de détecter le plus tôt possible des équipes ayant de la valeur, pour pouvoir rentrer à un moment de la vie où la valeur n'est pas encore trop élevée. C'est ce qui justifie que l'on puisse faire des levées de seed supérieures à 1 million d'euros.
Ce qui se passe, c'est que comme l'entrepreneuriat s'est énormément développé, nous avons des entrepreneurs qui ont un vrai savoir-faire d'exécution. Le plus souvent, la valeur d'une société ne réside pas dans l'idée, mais bien dans l'équipe et dans sa capacité d'exécution. Si il y a des marchés, comme la Fintech ou la Healthtech, dans lesquels il y a de la valeur, et que nous avons identifié une équipe qui a un vrai « track record » (historique de vie), alors dans ce cas-là nous sommes effectivement très tentés d'aller les rencontrer, assez vite, pour leur proposer de financer leur projet, même très tôt.
Aujourd'hui, la tendance est clairement inversée.
Où se situe la France au niveau des levées de fonds dans la tech, notamment par rapport à l'Allemagne ? Et quelle incidence peut avoir le Brexit sur les affaires aujourd'hui ?
Ce que je peux simplement dire, c'est qu'il se passe quelque chose de très nouveau. Des fonds anglo-saxons ou américains, qui venaient plutôt sur des phases de séries B et C faire des investissements dans les entreprises françaises, viennent en France très tôt. Ils viennent carrément en phase d'amorçage. Tout ça me donne l'impression que nous ne devons pas être si mauvais que cela, et que le marché français est assez dynamique de ce point de vue-là.
Une dernière question : avez-vous aujourd'hui encore des projets, des rêves à accomplir ?
Il y a des entreprises que j'ai pu créer qui existent encore. Il y a eu des échecs, des doutes aussi. J'ai eu une vie d'entrepreneur assez classique. Est-ce que j'ai encore des envies, des projets ? Oui, sans aucun doute. Quand on a fait ça, c'est qu'on aime l'innovation, les notions de rupture, les gens qui résolvent les problèmes d'une manière très habile, on aime cette forme d'intelligence créative. Et la raison pour laquelle j'ai rejoint Serena, c'est justement pour que ce ne soit pas que mon énergie qui soit en jeu. Il y a tellement d'entrepreneurs qui veulent créer quelque chose. En tant qu'operating partner, je peux justement aider des entrepreneurs à réaliser leurs rêves et à libérer le potentiel de leur société.
Oui, effectivement, j'ai toujours cette faim, cette envie de création, de sortir du cadre et de supporter l'entreprise en France. Et je pense sincèrement que c'est dans l'ADN de l'ensemble des personnes chez Serena et des trois fondateurs (Xavier Lorphelin, Marc Fournier et Philippe Hayat), eux qui ont été entrepreneurs avant d'être un fonds d'investissement. Je retrouve, ici, cet ADN commun, d'aimer l'entreprise. Ce n'est pas parce que j'ai des cheveux blancs que je vais me mettre à la retraite !
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